Paris, par Christine Bourrelly

Une nouvelle écrite pour le Zodiac Challenge 2020.

 

– Je te parie que je grimpe sur le toit de l’école avant toi.
On a six ans. Il a gagné. Faut dire qu’il a préparé son coup et sait déjà par où il va passer. Il a escaladé le grand flamboyant rouge qui déplie ses branches jusqu’à la toiture. Je le laisse concourir seul. Il a trop d’avance. Les maîtres hurlent : « Marc ! Lucien  ! (ils nous confondent toujours.) Descends tout de suite ! »

Depuis, nous n’avons jamais arrêté.
Nous avons rendu fous nos parents et les équipes éducatives en remplissant nos vies de défis plus ou moins risqués. Creeks franchis alors qu’ils débordaient, saccage des plantations de taros d’un vieux qu’on détestait, crachats sur le directeur du collège, nage dans le bassin des tortues à l’aquarium pendant une sortie scolaire (celui des requins était en travaux).
Dans nos têtes d’anges blonds identiques, des tempêtes sourdaient qui aboutissaient à des trouvailles insensées : insultes aux forces de l’ordre, chantage auprès d’un prof adultère, vol de la caisse du Foyer des élèves. Nos palmarès étaient fournis, celui qui proposait le pari en était le plus souvent le vainqueur. Cela nous stimulait pour essayer de nous distinguer.
On s’est calmés quand nos parents nous ont séparés. On avait treize ans. Ils ont envoyé Marc chez notre oncle à Koné et je suis resté à Nouméa. J’ai fugué pour le rejoindre, mais ils m’ont rattrapé et menacé de ne pas nous réunir pour les vacances. On a continué de façon moins visible. On s’est mis à sévir sur le net, où on a multiplié les hackings et les chantages.
À chacune de ses inventions, je suis si fier de lui ! Je suis alors aussi très satisfait de moi, en miroir, puisqu’il est presque moi. Cela me donne des ailes pour innover encore et encore ! Avec le temps, pourtant, je sens que, pour moi, la victoire n’est pas le plus important. Être avec lui compte plus que tout.
On a grandi ; des filles sont passées dans nos vies. Ça n’a jamais duré, elles sont trop exigeantes. On veut continuer à vivre ensemble. On a créé notre entreprise informatique, même si on n’en a pas vraiment besoin. Nos fraudes nous permettent de bien gagner nos vies. On s’est amusés à malmener quelques clients, à planter quelques entreprises, à faire des pieds de nez à tous, tout le temps. On est heureux, on est tous les deux.
On se lasse un peu, mais sans vouloir le reconnaître. Notre équipe de haute voltige commence à s’essouffler. Les paris nous stimulent moins. Je pense que c’est normal, on prend de l’âge.
Ce soir, je ne l’ai pas vu venir.
– Je parie que je meurs avant toi.
On est sur le toit de l’immeuble le plus haut de la ville. Le ciel est strié de rose alors que le soleil disparaît derrière le lagon.
Il saute.

Il est si fort ! Plus fort que moi ! C’est lui qui a gagné…

Je saute derrière lui.

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