Nature sacrée, par Christine Bourrelly

Tu grimpes sur ton cocotier préféré. Son tronc penché, poussé par les alizés, a adopté un angle insolent et s’est courbé au-dessus des vagues, débordant sur la courte plage. Tu t’assieds à califourchon, l’enserres de tes bras et appuies ta joue sur son écorce rugueuse, encore humide de la fraîcheur de la nuit.

C’est ta position de prédilection pour observer le soleil qui se lève. D’ici peu, quelques nuages blancs le couronneront, mais, pour l’instant, il pointe fièrement ses premiers rayons et t’éblouit. Tu lui souris, recevant ce premier baiser comme la promesse d’une journée sereine. Juste en dessous de toi, les vagues dansent sur le sable ; les crabes jaillissent de leurs trous et croisent les coquilles colorées des bernard-l’ermite moins rapides. Cette chorégraphie fluide et harmonieuse t’hypnotise. Tu respires lentement au rythme de la marée qui descend et tu remplis tes poumons de l’air doux du matin.

Un mince croissant de lune s’affiche encore dans le ciel. Tu penses à Tea Kanake, le premier homme, né d’une dent de lune plantée dans un rocher. Tu imagines la dent qui se décompose sous l’effet des rayons du soleil et qui donne naissance aux êtres vivants. Tu les devines : les uns restent sur le rocher et se transforment en lézards ; les autres glissent dans l’eau et deviennent anguilles et serpents. D’autres créatures viennent encore et, enfin, Tea, l’ancêtre de tous les clans, apparaît à son tour.

Tu aimes cette histoire qui t’a été racontée mille fois. Tu te vois déjà, aux abords de la vieillesse, assise sur une natte, entourée de petits-enfants à qui tu la raconteras. Tu te réjouis d’appartenir à cette nature sacrée, et regagnes la case d’un pas joyeux.

La plate, votre barque à fond plat, est là, remontée sur l’herbe. Ton père n’est pas encore parti pêcher avec ton frère. Ce soir, vous mangerez un bossu ou des langoustes qu’ils auront attrapés en plongeant en apnée.

Des sanglots t’alertent. Tu accélères le pas. Ta mère, debout devant la case, très agitée, pleure et crie : « Non… ce n’est pas possible, cela devait arriver… ». Ton frère, à côté d’elle, donne des coups de pied violents dans une souche. Tu comprends que quelque chose de grave est arrivé. « C’est ton père. Il ne s’est pas réveillé. »

Ton père est mort de son métier de plongeur. Son cœur et ses poumons ne se sont plus compris. Il a arrêté de respirer.

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Tu grimpes sur ton cocotier. La lune est toujours là. Le prêtre t’a dit que ton père est là-haut qui vous regarde. Tu repenses à Tea et à la suite de son histoire, quand il a décidé de connaître la mort. Son âme est entrée dans l’arbre des esprits, le banian, et a plongé dans ses racines, jusqu’aux pays souterrains où elle a rejoint les anciens.

Tu crois que ton père a emprunté le même chemin, et que, comme Tea, il renaîtra parmi les vivants, dans la nature qui nous entoure.

Tu te demandes s’il est déjà présent dans les sourires de la lune et du soleil qui te saluent ce matin aussi. Oui… tu en es sûre. D’ailleurs, c’est bien sa voix que tu entends, dans les feuilles du bois-de-fer, maintenant que le vent les agite.

 

6 commentaires
  • Dutoit Sylvie
    Posté le 16:06h, 13 juin Répondre

    Poignant et tellement poétique. Merci pour cette lecture. On attend la prochaine avec impatience.
    Duche

    • Christine Bourrelly
      Posté le 08:01h, 14 juin Répondre

      Merci, ma Cops ! Le lien à la nature est vraiment très inspirant, ici !

  • Pierre Filaudeau
    Posté le 04:02h, 15 juin Répondre

    J’aime beaucoup celle-là, se mettre dans la peau d’une personne et ressentir ses émotions changeantes, avec l’âme d’un rêveur…

  • Frederique
    Posté le 02:56h, 16 juin Répondre

    À la fois enjouée et émouvante.

  • Stéphanie Douyere
    Posté le 07:21h, 16 juin Répondre

    Très poétique, bravo.

    • Christine Bourrelly
      Posté le 09:50h, 16 juin Répondre

      Merci, Stéphanie :-).

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