Tremblez ! Tremblez ! La sorcière est de retour !, par Christine Bourrelly

J’ai écrit cette nouvelle pour le concours Auféminin.com en 2019. Elle s’est classée parmi les seize nouvelles finalistes.

C’est la voix d’Ophélie à l’interphone. Je lui ouvre.

Ofé, c’est ma sorcière préférée, rieuse et maléfique en diable ! La revoilà, après deux mois d’absence ! Comme chaque premier jeudi du mois, ce soir se tient notre réunion du Club des sorcières. Chacune apporte à boire (de l’alcool), à grignoter (des cochonneries, no limit sur les calories), et on invente les pires sortilèges à l’intention de ceux qui nous ont fait du mal.

Elles sont toutes là, sauf Amandine, partie en vacances au Japon. C’est Agathe qui attaque. Elle n’y peut rien si sa poitrine est généreuse. Elle essayait une jolie robe décolletée trop étroite et souhaitait passer la taille au-dessus. Elle a détesté l’air pincé et gêné du vendeur lorsqu’il lui a dit : « Mais, madame, nous allons déjà jusqu’au 42 ! »

Elle agite la grande baguette noir et or et lui prédit :

« Chipolata ! Traviata ! Rosalie et pissenlit ! Cramoisi ! Riquiqui !

Change de métier, prends 20 kilos et perds tes cheveux ! »

Chacune a son style dans les invectives, mais on aime assez les rimes.

C’est au tour de Virginie. Pas de chance, elle a refusé une priorité à droite à une camionnette de flics. Au policier qui l’a verbalisée et lui a retiré deux points, elle crache son venin :

« Enragé ! Cassoulet ! Verrue au nez ! Prends-toi les pieds ! Quatre pneus crevés ! »

Nous, les sorcières, nous sommes parfaitement lucides. Ce que nous reprochons aux autres, c’est presque toujours de notre faute. Nous sommes gourmandes, dépensières, étourdies, distraites, maladroites et jalouses… Avec cette séance de mauvaise foi collective, nous nous octroyons le droit, pendant quelques heures, de devenir mauvaises, hargneuses et injustes, sans peur d’être jugées, unies dans un même esprit revanchard. Avec les sorcières, nous pleurons de rire en évacuant nos petites misères et en choisissant de prétendus coupables. Cela nous fait un bien fou !

J’ai prévu de maudire mon propriétaire trop rigide à coups de « bouses séchées de rat-taupe tout nu » et de jurons de grand-mère, parce qu’il vient d’augmenter mon loyer.

Ofé hésite à prendre la parole. Je l’encourage : « Allez ! À toi ! Fais-nous trembler ! »
Finalement, elle se lance :

« À la petite boule qui a grandi dans mon sein et qui est devenue bien trop grosse pour que je n’en parle pas, je dis : ‟Sacrebleu ! Laisse-moi un peu de temps ! Disparais et ne reviens jamais !” »
Elle éclate d’un rire sonore, qui dure, dure, et nous assomme. Un froid glacial balaie la pièce et s’accroche à nos grimaces figées. Ofé finit pas se taire ; elle se replie sur elle-même, et laisse couler ses larmes.

Oui, ce soir, les sorcières tremblent.

Devant un malheur si puissant, leurs pouvoirs de furies enjouées se sont éteints. Elles ne sont plus ni rieuses ni harpies, et redeviennent des femmes ordinaires. Elles oublient leurs petits soucis et entourent leur amie.

Tout à l’heure, je rangerai ma baguette de sorcière dans le tiroir de la commode. Et elle y restera. En souvenir de notre joyeuse insouciance.

 

4 commentaires
  • Marie-France G
    Posté le 15:39h, 13 juin Répondre

    Qu’elle est belle cette nouvelle
    Dans toutes ses dimensions
    Au premier degré rions
    Au deuxième plions
    Le troisième tout en finesse
    Pantois nous laisse

    • Christine Bourrelly
      Posté le 07:09h, 14 juin Répondre

      Quel bonheur ces contributeurs poètes 🙂 ! Merci Marie-France !

  • Pierre
    Posté le 15:35h, 18 juin Répondre

    👏👏👏

    • Christine Bourrelly
      Posté le 17:06h, 22 juin Répondre

      Merci, Pierre !

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