20 Juil Les gratitudes, de Delphine de Vigan
Extraits de Les gratitudes, de Delphine de Vigan, paru en mars 2019 aux éditions J.-C. Lattès.
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Marie (la presque fille adoptive) (p31 à 33)
« Je sors la bouteille que j’avais volontairement laissée dans le sac, je la range dans le placard, au plus près de ses indications.
— Pas si haut, non ! Là, juste en dessous. Derrière les bulles… les pulls, voilà, très bien.
Le temps d’un éclair, elle paraît satisfaite.
Je m’assieds sur la chaise à côté d’elle, tandis qu’elle feuillette le livret d’accueil. Je la connais, elle cherche à propos de quoi elle pourrait râler.
— Déjeuner 12 heures, collation 16 heures, dîner 18h30… La folle vie, quoi !
Je souris.
— Ils ont quand même l’air vieux, non ? Tu as vu, les femmes, dans le salon, celles qui sont dans les fauteuils… à roulettes. C’est le quatrième âge, ça, au moins.
— Je ne sais pas, Michk’, il y a sans doute des écarts importants. Les gens sont là pour des raisons différentes, tu n’es pas parmi les plus vieux.
— Ah bon. (Elle semble rassurée.) Tu sais, ça me fait bizarre quand même.
— J’imagine bien, Michk’.
Ce n’est pas vrai. Je n’imagine rien du tout. Parce que c’est inimaginable. Je pose mon bras sur le sien. Je cherche quelque chose à dire, quelque chose qui pourrait la réconforter — « les dames sont sympas ou « je suis sûre que tu vas te faire des copines » ou « il y a pas mal d’activités » —, mais chacune des ces phrases est une insulte à la femme qu’elle a été.
Alors je ne dis rien.
Je me contente de rester près d’elle.
Elle s’allonge sur le lit et s’assoupit. »
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Jérome (l’orthophoniste) (p41 à 43)
« Quand je les rencontre la première fois, c’est toujours la même image que je cherche, celle de l’Avant. Derrière leur regard flou, leurs gestes incertains, leur silhouette courbée ou pliée en deux, comme on tenterait de deviner sous un dessin au vilain feutre une esquisse originelle, je cherche le jeune homme ou la jeune femme qu’ils ont été. Je les observe et je me dis : elle aussi, lui aussi a aimé, crié, joui, plongé, couru à en perdre haleine, monté des escaliers quatre à quatre, dansé toute la nuit. Elle aussi, lui aussi a pris des trains, des métros, marché dans la campagne, la montagne, bu du vin, fait la grasse matinée, discuté à bâtons rompus. Cela m’émeut de penser à ça. Je ne peux pas m’empêcher de traquer cette image, de tenter de la ressuciter.
[…]
J’aime les regarder comme ils luttent, pied à pied.
J’aime leur voix qui tatônne, qui grelotte, qui hésite.
Je les enregistre, oui, c’est vrai. Pas tous. Mais certains, oui. Dès la première fois. J’ai un appareil numérique, minuscule, qui contient des dizaines de fichiers, regroupés par dossiers.
Je les enregistre à des fins d’étude, pour améliorer mon approche, ma pratique. Mais pas seulement.
Je chéris le tremblement de leurs voix. Cette fragilité. Cette douceur. Je chéris leurs mots travestis, approximatifs, égarés, et leurs silences.
Et je conserve tout. Même quand ils sont morts.
Madame Seld, je l’ai enregistrée à partir de la cinquième ou sixième séance. J’ai tout gardé.»
Douyere
Posté le 15:50h, 25 juilletÇa m’a donné envie de le lire…. on ressent une certaine bienveillance
Christine Bourrelly
Posté le 18:31h, 25 juilletOh, oui !Il se lit d’une traite et n’est pas long (173 pages). Tu me diras ce que tu en as pensé !