13 Août Petit pays, de Gaël Faye
Extraits de Petit Pays, de Gaël Faye, première paution aux Éditions Grasset en août 2016. Extraits du Livre de poche, réédition de septembre 2019.
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C’était un matin comme un autre. Le coq qui chante. Le chien qui se gratte derrière l’oreille. L’arôme du café qui flotte dans la maison. Le perroquet qui imite la voix de Papa. Le bruit du balai qui gratte le sol dans la cour d’à côté. La radio qui hurle dans le voisinage. Le margouillat aux couleurs vives qui prend son bain de soleil. La colonne de fourmis qui emporte les grains de sucre qu’Ana a fait tomber de la table. Un matin comme un autre.
Pourtant, c’était une journée historique. Partout dans le pays, les gens s’apprêtaient à voter pour la première fois de leur vie. Dès les premières lueurs du jour, ils avaient commencé à se rendre au bureau de vote le plus proche. Un cortège interminable de femmes aux pagnes colorés et d’hommes soigneusement endimanchés marchait le long de la grand-route, où défilaient des minibus pleins à craquer d’électeurs euphoriques. Sur le terrain de football, à côté de la maison, le monde affluait de toute part. On avait installé des tables de vote et des isoloirs sur la pelouse. Je regardais à travers la clôture cette longue file d’électeurs qui patientaient sous le soleil. Les gens étaient calmes et disciplinés. Dans la foule, certains n’arrivaient pas à contenir leur joie. Une vieille femme vêtue d’un pagne rouge et d’un tee-shirt Jean-Paul II est sortie de l’isoloir en dansant. Elle chantait : « Démocratie ! Démocratie ! » Un groupe de jeunes gens s’est approché d’elle pour la soulever en jetant des hourras vers le ciel. Aux quatre coins du terrain de football, on remarquait aussi la présence de blancs et d’Asiatiques portant des gilets multipoches, au dos desquels était inscrit : « Observateurs internationaux ». Les Burundais avaient conscience de l’importance du moment, de la nouvelle ère qui s’ouvrait. Cette élection mettait fin au parti unique et aux coups d’État. Chacun était enfin libre de choisir son représentant. À la fin de la journée, quand les derniers électeurs sont partis, le terrain de football ressemblait à un vaste champ de bataille. L’herbe avait été piétinée. Des papiers jonchaient le sol. Avec Ana, nous nous sommes faufilés sous la clôture. Nous avons rampé jusqu’aux isoloirs. Nous avons ramassé des bulletins de vote oubliés. Il y avait ceux du Frodebu, de l’Uprona et du PRP. Je voulais garder un souvenir de ce jour mémorable.
(chapitre 13, pages 95 et 96)
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Papa a marché rapidement jusqu’au salon, il a allumé la radio. Nous avons entendu le même air de musique classique qui flottait dehors. Il a mis la main sur son front en répétant : « Merde ! Merde ! Merde ! »
Plus tard, j’ai appris que c’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’État. Le 28 novembre 1966, pour le coup d’État de Michel Micombero, c’était la Sonate pour piano n°21 de Schubert ; le 9 novembre 1976, pour celui de Jean-Baptiste Bagaza, la Symphonie n°7 de Beethoven ; et le 3 septembre 1987, pour celui de Pierre Buyoya, le Boléro en do majeur de Chopin.
Ce jour-là, le 21 octobre 1993, nous avons eu droit au Crépuscule des dieux de Wagner. Papa a fermé le portail à l’aide d’une grosse chaîne et de plusieurs cadenas. Il nous a ordonné de ne pas quitter la maison et de nous tenir éloignés des fenêtres. Puis il a installé nos matelas dans le couloir à cause du risque de balles perdues. Nous sommes restés toute la journée allongés par terre. C’était plutôt drôle, on avait l’impression de camper dans notre propre maison.
(chapitre 16, page 121)
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