02 Sep L’usage du monde, de Nicolas Bouvier
Extraits de L’usage du monde, de Nicolas Bouvier, première parution en 1963. Extraits de Oeuvres, aux Éditions Quarto Gallimard (2014).
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J’examinai la carte. C’était une petite ville dans un cirque de montagnes, au cœur du pays bosniaque. De là, il comptait remonter vers Belgrade où l’« Association des peintres serbes » l’invitait à exposer. Je devais l’y rejoindre dans les derniers jours de juillet avec le bagage et la vieille Fiat que nous avions retapée, pour continuer vers la Turquie, l’Iran, l’Inde, plus loin peut-être… Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir.
C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent… Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.
(avant-propos, page 79 et 84)
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Assez d’argent pour vivre neuf semaines. Ce n’est qu’une petite somme mais beaucoup de temps. Nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux: la lenteur. Le toit ouvert, les gaz à main légèrement tirés, assis sur le dossier des fauteuils et un pied sur le volant, on chemine paisiblement à vingt kilomètres-heure à travers des paysages qui ont l’avantage de ne pas changer sans avertir ou à travers des nuits de pleine lune qui sont riches en prodiges : lucioles, cantonniers en babouches, modiques bals de village sous trois peupliers, calmes rivières dont le passeur n’est pas levé et le silence si parfait que le son de votre klaxon vous fait tressaillir. Puis le jour se lève et le temps ralentit. On a trop fumé, on a faim, on passe au large d’épiceries encore cadenassées en mâchant sans l’avaler un morceau de pain retrouvé au fond du coffre, dans les outils. Vers les huit heures, la lumière devient meurtrière et il faut ouvrir l’oeil au passage des hameaux à cause de ces vieux éblouis, en bonnet de police, enclins à traverser la route d’un grand saut maladroit juste devant la voiture. Vers midi les freins, les crânes, le moteur chauffent. Si désolé que soit le paysage, il y a toujours un bouquet de saules sous lequel on peut s’endormir, les mains derrière la nuque.
(chapitre Une odeur de melon, pages 115 et 116)
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